L’OCHJU, «LE MAUVAIS ŒIL » 4
SUITE ET FIN
Le Poisson
Le poisson, le corail et l’œil de Sainte Lucie sont des yeux qui viennent de l’insondable : la mer.
Le poisson voit dans l’eau comme les « signatore », il vit dans les profondeurs, mais peut jaillir hors de l’eau lorsqu’il saute. Il est capable de remonter à la surface comme l’œil d’huile dans l’assiette d’eau. Il deviendra le symbole du Christ. Il évolue entre les eaux de la vie et de la mort, il remonte après avoir touché le fond, il connaît les secrets de la renaissance, il sera associé dans les rites liés au renouveau : nouvelle année, nouvelle saison, nouvelle vie. En Corse, il est représenté sous forme de rameaux lors des fêtes de Pâques.
La couleur rouge
Le rouge, couleur du sang, symbole de vie, fait peur aux démons.
La dame de Bonifacio d’après F. de Lanfranchi qui l’a découverte était ensevelie sous une couche d’argile rouge, rituel très ancien et universellement répandu traduisant une croyance après la mort, la terre rouge étant la matière fondamentale de la création de l’homme. Les Egyptiens décrivent le paradis comme une montagne rouge.
Pour les anciens, recouvrir le corps du défunt de poudre rouge c’était lui permettre de ressusciter dans l’autre monde. Aujourd’hui encore nous jetons une poignée de terre symbolique avant de refermer un tombeau. Certains menhirs corses ont été peints en rouge. Cela confirme la volonté de nos ancêtres d’immortaliser les monuments dédiés aux morts. Le rapport entre la couleur rouge du sang et la vie avaient été perçus à des époques très anciennes. Une tradition juive donne au fil rouge porté autour du poignet le pouvoir de repousser le mauvais œil. En Corse, à Sagone, pour les maux de ventre on a coutume d’entourer le ventre avec une ceinture de flanelle rouge, on tire ensuite en prononçant une formule magique en déroulant le lien. Pour éviter les cauchemars, on met encore aujourd’hui un bout de tissu rouge sous l’oreiller. Les « signatore » mettent dans « e breve » (petits sachets porte-bonheur) un fil de coton ou de lin rouge sur lequel elles ont fait cinq nœuds, lorsque l’on défait les nœuds on se débarrasse des démons.
Le bandeau sur le front
Pour éloigner les sortilèges, on nouait un bandeau de lin blanc sur le front autour de la tête. Dorothy Carrington nous décrit sa rencontre avec une « mazzera » « un ruban blanc, auquel était attaché une petite boucle d’oreille en or, lui entourait le front sous le fichu de la tête : c’est pour écarter mes yeux des maléfices, dit-elle, en touchant la boucle d’oreille . J’en ai besoin de mes yeux. »
La boucle d’oreille en or va dévier les rayons du mauvais œil, le métal ayant fonction de miroir. Le bandeau était découpé dans du lin ou du coton en respectant des mesures particulières de 108 cm/54 cm. Ces chiffres ont une grande importance, en effet 1+8 ou 5+4 = 9 qui est un chiffre magique. Il fallait également dessiner trois croix ( 3 étant le chiffre magique par excellence) le tremper ensuite dans l’eau salée ( nous retrouvons le sel) et bénite ( 3 grains de gros sel plus une prière ) et le laisser sécher sur le front.
Protéger le front traduit une très ancienne croyance en un troisième œil appelé œil de la connaissance divine, rassemblant le pouvoir des deux autres. Il va permettre de réorienter le regard dans la juste direction, vers le haut. D’ailleurs, la « signatora » se touche le front avec l’eau sainte et pose ses mains sur le front du malade.
Les autres protections
Le mauvais œil est une forme de démon. Il faut donc des remèdes contre cette intrusion dans le corps ou dans les maisons.
On utilise à cet effet une multitude d’objets bénits lors des fêtes religieuses : charbons de la Saint Jean, petites pierres, rameaux d’olivier, « crucette» de pâques, scapulaires, amulettes « e breve » qui contenaient un rameau d’olivier, des grains de riz, un peu du cierge de la chandeleur, et qu’on portait autour du cou.
L’arbousier, « l’albitru » est également une protection contre « l’ochju », on en mettait une branche dans la poche. « L’albitru » est le symbole de la mort et du passage dans l’autre monde, on en mettait des feuilles dans la bouche des défunts. Il intervient pour signer « l’ochju » pour les animaux.
La maison était également protégée contre les esprits et les démons. On accroche encore aujourd’hui des objets pointus aux murs ( couteaux, faucilles) contre les sorcières « e streghe ». On ne coupait pas les ongles aux bébés afin qu’ils puissent se défendre contre les esprits.
Les esprits étaient nombreux, il y avait les esprits du brouillard « i lagramenti » (leur nom vient d’Agramant, chef des Sarrasins) pour s’en protéger, il fallait tenir les portes fermées, avoir de l’eau bénite à la maison et tenir un clou à la main. Ces esprits pouvaient être accompagnés par les « murtulaghj » et conduire l’esprit d’une personne vivante dont le double est visible. Ce cortège s’appelle la « mumma » « a mumma passa e vene », on peut effectivement la voir à l’aller lorsqu’elle va chercher le futur défunt ou au retour lorsqu’elle l’emporte. Pour sauver la personne, il faut arracher un pan de son vêtement avant que le corps ne franchisse un cours d’eau ou ne soit rentré dans une église et surtout serrer fortement la lame d’un couteau entre les dents pour ne pas ouvrir la bouche. Le « mazzeru » peut également sauver la personne qui doit mourir en coupant la frange de son habit.
Les corses pensaient que le destin était inscrit d’avance et que grâce aux rêves prémonitoires on pouvait tenter en vain d’essayer de modifier l’avenir annoncé.
Rêver, c’est passé de l’autre côté de la rive, du fleuve, c’est le royaume des morts. Rêver c’est presque mourir « u sonnu hè compagnu di a morte ».
On ne nomme pas la mort. On dit : « si n’hè andatu »
On est très superstitieux : les chiens qui hurlent la nuit annoncent la mort, la chouette considérée par les grecs comme un animal protecteur est un oiseau de malheur. Parce que l’eau est une porte qui s’ouvre sur le pays des morts, on couvre les miroirs lors d’une veillée funèbre pour que les esprits ne puissent pas rentrer dans la maison.
Le bruit effraie les démons, il porte bonheur, cela explique que lors de plusieurs cérémonies (mariages, soir de Noël, nouvelle année) nous tirions en l’air.
Il est aussi très dangereux de prononcer certaines paroles. Nous venons de constater que le mot mort n’est pas prononcé sous peine de la provoquer.
On craint autant les mauvaises paroles que l’œil. Lorsqu’on exprime son admiration pour une personne on l’expose au mauvais œil, il vaut mieux se taire « acqua in bocca ». Il existe un lien très fort entre l’œil et la bouche. L’homme doit veiller à maintenir l’équilibre entre le haut et le bas pour ne pas s’exposer aux forces des démons.
FIN